Dans la tragédie de Sophocle, Antigone exige de son oncle, le roi Créon, que son frère Polynice, mort au combat, soit enterré selon les rites traditionnels. Créon tient Polynice pour un traître et lui refuse toute sépulture. Antigone tente malgré tout d’enterrer son frère et, une fois arrêtée, justifie son geste en récusant la raison d’Etat, plaçant la loi humaine au-dessus de celle du pouvoir. Elle est condamnée à être emmurée vivante et se pend pour abréger ses souffrances. Antigone, aujourd’hui, n’est plus grecque mais allemande. Elle s’appelle Carola Rackete.
Certes elle n’est pas emmurée vivante – les mœurs ont changé – mais seulement détenue dans une prison italienne, et il y a fort heureuseument peu de chances qu’elle choisisse de se pendre. «Si je ne suis pas acquittée par la justice, je le serai par l’Histoire», dit-elle. Comme Antigone, en tout cas, elle a fait passer les considérations humaines avant la (mauvaise) raison d’Etat. Capitaine d’un navire humanitaire, le Sea Watch III, elle avait à son bord une quarantaine de migrants échappés de Libye, dont l’état psychologique et sanitaire ne cessait d’empirer. Bravant l’interdiction italienne, elle a donc fait accoster son bateau à Lampedusa pour débarquer ses passagers. Au moment où le navire s’approchait du quai, une vedette des douanes s’est glissée dans l’interstice. Le Sea Watch III a continué d’avancer et la vedette s’est retirée. Aussitôt les autorités italiennes l’on vouée aux gémonies. «Prison pour ceux qui ont risqué de tuer des militaires italiens, a rétorqué Matteo Salvini, ministre de l’Intérieur, mise sous séquestre du navire pirate, maxi-amende aux ONG […] désolé pour tous les complices de gauche.» Avec l’élégance verbale qui les caractérise, les partisans de Salvini présents sur place au moment de l’accostage ont été encore plus clairs : «Les menottes ! Honte ! J’espère que tu vas te faire violer par ces nègres !» Créon ne parle plus la langue de Sophocle…
Souverainiste, Salvini exerce sa souveraineté. Il a fait embastiller «l’Antigone de Kiel» (la ville natale de Carola Rackete), qui risque en théorie dix ans de prison. Alors même que le droit maritime, dans l’esprit en tout cas, est formel : un navire a le devoir catégorique de sauver des naufragés et le pays où celui-ci peut trouver refuge, de leur assurer un point d’atterrissage sûr, même si ce n’est pas dans un de ses ports. Mais Salvini n’a que faire de ces conventions internationales, qui ne valent rien aux yeux d’un nationaliste. La jeune femme est donc en prison et les migrants menacés d’expulsion.
Le ministre n’est pas le seul en cause. L’Italie, il faut le rappeler, a été laissée longtemps seule et en première ligne dans la crise des migrants en Méditerranée. Elle a accueilli un nombre de réfugiés très supérieur à la moyenne en Europe. C’est l’exaspération causée par cet isolement qui explique en partie la victoire électorale de Salvini. Tout cela devrait faire réfléchir un peu plus l’Union, qui peine à mettre en place une politique commune humaine et cohérente. Non pour accueillir indistinctement tout le monde (il faut bien des règles). Mais au moins pour mettre fin à ce crime d’indifférence qui a laissé depuis quatre ans quelque 18 000 personnes se noyer dans les eaux de la Mare Nostrum. Faute d’avoir réagi avec suffisamment d’énergie et d’humanité, elle a laissé Salvini et ses émules mener ce bal morbide.
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