Charlie Hebdo, qu’on dit obsédé par la question de l’islamisme (ou de l’islam), montre, s’il en était besoin, que ses têtes du turc sont bien plus diverses. L’hebdomadaire a publié plusieurs dessins visant, cette fois l’armée française, en détournant de manière macabre et sarcastique les slogans que celle-ci utilise dans ses campagnes de recrutement. Sur l’un d’entre eux, on voit Emmanuel Macron se recueillant devant le cercueil d’un soldat tué, surmonté de l’une de ces punchlines militaro-publicitaires : «J’ai rejoint les rangs pour sortir du lot.» On sait que l’antimilitarisme, comme l’anticléricalisme, fait partie des classiques de l’hebdo satirique.
Ce rappel n’a pas suffi au chef d’état-major de l’armée, qui a publié en réponse une lettre ouverte à Riss, directeur du journal, dans laquelle il faisait part de son indignation. Le deuil de ces familles, regrette-t-il, a été «sali par des caricatures terriblement outrageantes dont votre journal a assuré la diffusion», pour ajouter qu’il invitait Riss, «avec sincérité et humilité», à participer à l’hommage national qui a eu lieu aujourd’hui lundi, «pour leur témoigner vous aussi, qui avez souffert dans votre chair de l’idéologie et de la terreur, la reconnaissance qu’ils méritent».
Peut-être marri d’avoir poussé un peu loin le bouchon (on comprend facilement que les familles des soldats tués – et pas seulement elles – aient été heurtées par ces caricatures), Riss a répondu en revendiquant son droit à la satire, mais pour ajouter aussitôt : «Cela ne signifie nullement que le journal mésestime le dévouement de ceux qui se battent pour défendre des valeurs au service de tous. Nous tenions à vous le dire ainsi qu’aux familles des victimes.» Et encore : «Nous sommes conscients de l’importance du travail effectué par les soldats français pour lutter contre le terrorisme.» Ce qui n’est pas une rétractation, mais au moins une explication.
L’échange mérite deux ou trois remarques. C’est un fait que les dessins de Charlie se moquaient de jeunes gens tués au cours d’une opération dirigée contre des groupes islamistes comparables à ceux qui ont perpétré l’attentat meurtrier contre le journal. Paradoxe, pour le moins… Riss l’a sans doute senti en envoyant sa réponse courtoise au chef d’état-major.
Mais il a néanmoins défendu son droit à la «provocation», ce que le chef d’état-major, tout en faisant état de «son immense peine», n’a pas contesté, en fait, puisqu’il n’a demandé aucune sanction légale contre l’hebdomadaire et encore moins parlé d’interdiction. Et après tout, les valeurs au nom desquelles l’armée française accomplit ses missions, comprennent, très officiellement, le respect de la liberté, dont la liberté d’expression.
L’affaire, même dans une circonstance tragique, rappelle la vraie nature de ladite liberté : dans le cadre légal (qui proscrit les appels à la haine ou les propos discriminatoires) cette liberté comprend le droit de provoquer, ou même de blesser telle ou telle conviction, de heurter tel ou tel dogme ou telle ou telle sensibilité. Quitte à ce que les personnes concernées répondent à leur tour avec la plus grande latitude, sur le mode de l’indignation, de la colère ou du sarcasme. On peut juger de très mauvais goût les caricatures de Charlie. Mais le mauvais goût n’est pas réprimé par la loi, fort heureusement.
Il faut le dire, l’échange civilisé entre Charlie et le chef d’état-major contraste avec l’attitude de certains groupes militants qui n’hésitent pas, eux, à recourir à l’interdiction de fait contre certaines discussions, certaines pièces de théâtre ou certaines idées (par ailleurs légales), à l’université par exemple. Quoique très minoritaires, ils en viennent à occuper le tapis avec un procès oblique contre la même liberté d’expression au nom, précisément, du refus de heurter certaines sensibilités. Un procès qui aboutirait, s’il était suivi d’effet, à une régression démocratique caractérisée.