Une femme politique exécutée, des civils et journalistes bombardés, des soldats américains contraints de battre en retraite, des familles de jihadistes relâchées par centaines et livrées à elles-mêmes : la situation dans le nord de la Syrie, où l’armée turque a lancé mercredi une vaste offensive contre les Kurdes, a pris au cours du week-end un tournant chaotique et préoccupant. En seulement cinq jours d’opérations, la Turquie et ses supplétifs syriens ont fait voler en éclats les équilibres très précaires dans cette région marquée par huit ans de conflit armé, de la guerre civile à la bataille acharnée contre les terroristes de l’Etat islamique. Du siège des Nations unies à Paris, de Berlin à Washington où Donald Trump, lors d’une conversation téléphonique avec Erdogan le 6 octobre, avait ouvert la voie à l’offensive turque, la communauté internationale observe avec inquiétude, et surtout impuissance, le déroulement des opérations.
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Propagande
Dimanche soir à 22 heures, le président français a convoqué un conseil restreint de défense, estimant que l’offensive turque risquait de créer une «situation humanitaire insoutenable». Par téléphone, Emmanuel Macron a à nouveau appelé son homologue turc à cesser immédiatement son offensive. Mais pour l’heure, ni les pressions diplomatiques, ni les menaces de sanctions économiques du Congrès américain, ni l’embargo dérisoire sur les ventes d’armes à la Turquie décrété par plusieurs capitales européennes (dont Paris) ne semblent entamer la détermination de Recep Tayyip Erdogan. Le dirigeant turc reste concentré sur un double objectif : écraser les miliciens kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), considérées comme un groupe «terroriste» par Ankara, mais alliés clés des Occidentaux dans la lutte contre Daech, et prendre le contrôle d’une vaste zone tampon de l’autre côté de sa frontière, côté syrien. «Depuis que nous avons lancé notre opération, nous faisons face à des menaces de sanctions économiques ou d’embargos sur les armes. Ceux qui pensent pouvoir nous contraindre à reculer avec ces menaces se trompent», a déclaré Erdogan dimanche, lors d’un discours à Istanbul.
Comme toujours en temps de guerre, la propagande des belligérants complique la quête d’informations fiables. Les récits d’autres acteurs présents sur place, journalistes et ONG notamment, confirment toutefois une aggravation des violences au cours des deux derniers jours. Dimanche, dans la localité frontalière de Ras al-Ain, au moins 10 civils ont péri dans un raid de l’aviation turque qui a touché un convoi transportant civils et journalistes, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). «Nous étions dans le convoi de civils kurdes pris pour cible par les forces turques ou leurs alliés à Ras al-Ain. Notre équipe va bien mais des confrères sont morts», a écrit sur Twitter Stéphanie Perez, grand reporter à France Télévisions. Depuis mercredi, toujours selon l’OSDH, une soixantaine de civils et au moins 104 combattants kurdes ont été tués. Les combats ont fait plus de 130 000 déplacés, selon l’ONU, qui estime que 400 000 habitants de la région pourraient, à très court terme, avoir besoin d’aide humanitaire et de protection.
Vide sécuritaire abyssal
Outre le raid meurtrier à Ras al-Ain, l’autre développement majeur de dimanche s’est noué dans le camp de Aïn Issa, d’où près de 800 femmes et enfants de jihadistes de l’Etat islamique, dont au moins une trentaine de Français selon nos informations, ont pris la fuite. La veille, au sud de la ville de Tall Abyad, conquise dimanche par la Turquie, neuf civils avaient été froidement exécutés par balles, selon l’OSDH. Dont une femme politique kurde de 35 ans, Hevrin Khalaf, abattue avec son chauffeur.
Face à l’escalade des violences et au risque qu’ils se retrouvent «pris en étau», le Pentagone a annoncé dimanche le retrait rapide des soldats américains déployés dans le nord de la Syrie. Un départ qui fait redouter un vide sécuritaire encore plus abyssal. Furieux, l’ancien conseiller américain auprès de la coalition internationale anti-Daech Brett McGurk a dressé un bilan cinglant de l’opération turque : «130 000 déplacés, terroristes qui s’échappent, Syriens exécutés sur des routes, principales lignes d’approvisionnement américaines coupées […], de plus en plus impossible pour les forces américaines de rester en Syrie, aucun plan pour s’occuper de ceux qui ont travaillé avec nous», a-t-il énuméré sur Twitter. Avant de conclure : «C’est un désastre total.»
Frédéric Autran