Faut-il bouder son plaisir ? L’unanimisme est toujours suspect, certes. Mais tout de même : le patriotisme bon enfant de l’équipe de France déteint sur tout un peuple, qui emplit trois fois de suite les Champs-Elysées d’une France mélangée, fervente et unie, comme elle envahit les places de toutes les villes et de tous les villages. L’espace d’un instant, voilà qui fait chaud au cœur.
Illusion ? Non : symbole. Un symbole qui ne change pas grand-chose aux réalités cruelles de la société, mais qui agit sur les esprits, les mentalités et, peut-être un jour, sur les comportements. Unanimisme plus riche qu’on ne croit, puisqu’au bout du compte, à lire entre les lignes des hommages et des commentaires, il y en a plusieurs. Congédiée l’espace d’une Coupe du monde, la politique sourd malgré tout dans les interstices de la joie collective.
On laissera de côté l’extrême droite, décidément obsessionnelle. Dans ces cercles nationalistes incapables de communier avec la nation, on débat gravement d’une question essentielle : fallait-il soutenir une équipe de France «africaine», ou bien soutenir les Croates, «catholiques et slaves», Blancs quoi… Autrement dit, fallait-il être ouvertement «racines chrétiennes» ou bien mettre son racisme en veilleuse le temps d’un match ? Considération anecdotique, quoique inquiétante par le nombre des internautes qui fréquentent les sites en question.
La droite classique se tient mieux. Le Figaro, par exemple, contourne la question «multiculturelle» en mettant en exergue «le retour du patriotisme», qu’elle a tendance à confondre avec le nationalisme. Comme s’il était parti lors des coupes précédentes, comme si sous Chirac, Sarkozy ou Hollande nous étions sous le règne de l’anti-France. Comme si ces joueurs, dont les familles viennent souvent d’ailleurs – c’était déjà le cas en Suède en 1958, comme à chaque coupe – et qui jouent dans leur grande majorité ailleurs, dans cette Europe honnie par les souverainistes, avaient eux aussi le culte de l’identité étroite, fermée, culturellement homogène. Ils montrent, au contraire, qu’on peut être patriote et mélangé, être de Bondy par sa naissance et du Cameroun par son père, de Roissy-en-Brie et d’une famille guinéenne, sans que cela pose de faux problèmes de loyauté ou d’attachement à son pays. Comme si les enfants des cités qui ont afflué en masse au cœur des villes, et qu’on désigne trop souvent comme des mauvais Français, ne chantaient pas la Marseillaise comme les autres.
Le football professionnel, au demeurant, est un microcosme. Il est dominé par le culte de la réussite, sportive et financière. Comme le principe d’efficacité emporte tout, il laisse les considérations sociales, ethniques, religieuses, non pas au vestiaire, mais hors des stades. On devine la devise implicite des entraîneurs : qu’il soit noir, jaune ou bleu, musulman, catholique ou bouddhiste, celui qui marque des buts est notre homme. Voir Griezmann, Mbappé ou Pogba. Outre les convictions, qui jouent leur rôle, c’est la raison pour laquelle Deschamps et ses joueurs ont trouvé la parade : ce «vive la République !», qu’ils répètent à chaque apparition comme un mantra. République de l’égalité et du mérite, avec un reste de fraternité : la définition n’est pas si mauvaise. Le foot, sous cet angle, est supérieur à l’ENA et à Polytechnique, où les biais sociaux demeurent. Mais le plus rassurant, c’est la réaction du public, tout aussi divers que son équipe. Plus de «black-blanc-beur », qui sépare, mais un «bleu-banc-rouge» qui réunit, dans une révérence tranquille envers les valeurs républicaines. Plus «d’indigènes de la République» enfermés dans une idéologie victimaire, mais des républicains de partout, même des territoires qu’une certaine droite tient pour perdus. Un 14-Juillet du ballon rond, célébré le 15 et le 16, dont il faut rappeler qu’il ne commémore pas la prise de la Bastille, événement violent, mais la fête de la Fédération de 1790, autre moment d’unanimité.