La création d’un «Conseil de déontologie journalistique et de médiation», qui a tenu sa première séance lundi 2 décembre, suscite une polémique furibarde qui divise l’auguste profession, dont certaines éminences ont sonné le tocsin pour dénoncer une tentative de mise au pas de la presse.
Cette instance en gestation ne prononcera aucune sanction, ne comprendra aucun représentant du gouvernement et cherchera seulement à améliorer la pratique et l’image d’une profession décriée (taux de confiance : 24%) en recueillant les plaintes du public pour tenter de juger de leur pertinence, dans des avis indicatifs élaborés en commun. En dépit de toutes ces assurances, elle a suscité des réactions où, il faut bien le dire, le sophisme le dispute à la mauvaise foi.
Le projet, accusent ses contempteurs, est d’initiative gouvernementale. Outre que l’affirmation est inexacte – on en discute au sein de la profession depuis des lustres – cette remarque n’a guère de sens. Si le gouvernement dit qu’il fait jour à midi, faut-il proclamer aussitôt, pour démontrer son indépendance d’esprit, qu’on n’y voit goutte à cette heure-là ? Le projet doit être jugé en lui-même, bon ou mauvais, et non en fonction de son origine.
Menace-t-il la liberté de la presse ? Ce genre de conseil existe dans une centaine de pays, dont dix-huit en Europe. A suivre ces procureurs, la liberté de la presse serait honteusement comprimée en Suède, en Allemagne, en Belgique, au Canada et dans maints pays démocratiques. Supposition ridicule.
On ajoute aussitôt que le gouvernement Philippe a fait voter deux lois très critiquables, l’une sur les fausses nouvelles, l’autre sur le secret des affaires, ce qui invaliderait sa démarche. Nouveau sophisme. Le projet doit être jugé pour lui-même, non à la lumière d’autres textes. Si un gouvernement met en avant trois projets, deux mauvais et un bon, faut-il déclarer le troisième inacceptable au prétexte que les deux premiers le sont ? D’autant que le gouvernement ne sera en aucune manière représenté dans ce conseil qu’on voue aux gémonies. Simple posture qui consiste à se draper dans l’indépendance pour ne pas discuter du fond.
On ajoute alors qu’une loi sur la presse régule la profession depuis 1881 et qu’elle donne satisfaction. Quel besoin d’y ajouter une instance déontologique ? C’est ignorer volontairement qu’il existe, dans l’interstice des lois, une zone grise où les erreurs de la presse peuvent se glisser, volontairement ou non. Une série documentaire consacrée à l’affaire dite «du petit Grégory» remporte actuellement un grand succès. Les dérapages de la presse y sont patents, sans que les lois qui l’encadrent aient été violées. Ces entorses à la déontologie ont provoqué le malheur d’une famille ou de deux, accusées à force d’hypothèses hasardeuses et de rumeurs rapportées sans précautions. N’y a-t-il rien à redire à ces pratiques ? Et que penser de l’affaire Baudis, où la cruauté médiatique a lourdement suggéré la culpabilité d’un homme parfaitement innocent, sans que la loi ait été pour autant enfreinte ? Et de toutes ces affaires, petites ou grandes, où la pratique journalistique peut être valablement mise en cause ? La loi, fort heureusement, ne peut tout prévoir ni tout régenter. C’est à la profession des’interroger. Pourquoi pas dans une instance professionnelle ?
Nos procureurs rétorquent que c’est aux lecteurs de se prononcer, et non «à des journalistes de juger d’autres journalistes». Mais les mêmes proclament dans le même temps qu’ils ont mis en place, dans leurs entreprises, des organes déontologiques qui suffisent bien à la tâche. Autrement dit, ils ne veulent pas que «des journalistes jugent d’autres journalistes», sauf quand ceux-ci appartiennent au média mis en cause, et sont donc, par construction, juge et partie. Magnifiquelogique…
Etienne Gernelle, directeur du Point, qu’on a connu mieux inspiré, va jusqu’à comparer le projet de Conseil à l’organe chargé par Pétain de contrôler la presse sous l’Occupation. C’est aller directement au point Godwin et assimiler l’actuelle République au régime de Vichy. On lui laisse la responsabilité de cette comparaison grotesque.
La vérité, c’est que la mise en place d’un Conseil déontologique en France rattraperait un retard évident. Ces organes existent dans la plupart des grandes démocraties. Ils s’efforcent, au grand jour, indépendamment des pouvoirs, de réfléchir à l’exercice du métier difficile de journaliste et de dégager un consensus, non sur des lignes politiques ou des préférences culturelles, mais sur la meilleure manière de pratiquer une forme d’honnêteté intellectuelle, non dans l’expression des opinions, qui restent évidemment libres et diverses, mais dans le compte rendu des faits. N’est-ce pas la base d’un débat public libre et un tant soit peu rationnel, à l’heure des excès dangereux du populisme, des rumeurs et des fake news qui inondent les réseaux ? N’en déplaise à ces faux défenseurs de la liberté de la presse qui ne font que l’enfoncer par leur étroitesse corporatiste.